Crise du logement : le mythe du filtrage et l’ombre de la financiarisation

Réponse aux articles de La Presse de Maxime Bergeron du 7 juillet 2025, “ Ce gratte-ciel de 63 étages, aidera-t-il la crise du logement ? ” et à celui de Philippe Mercure du 1er juillet 2025 “ Construit-on des logements inutiles contre la crise? ”.

par Richard Ryan

L’auteur est consultant en logement abordable et a été conseiller municipal à Montréal de 2009 à 2021

Maxime Bergeron, dans son article du 7 juillet, fait œuvre utile en posant une question trop rarement soulevée dans le débat actuel : la théorie économiciste du filtrage (ou ruissellement), selon laquelle la construction de logements pour les plus fortunés finirait par répondre aux besoins des autres couches de la population, est-elle fondée ?

Cette théorie, issue de la loi de l’offre et de la demande, est souvent acceptée comme une vérité absolue. Sa remise en question, ou même son simple nuancement, est généralement mal accueillie. Pourtant, il est plus que temps de se demander si le type d’offre actuellement disponible – qu’il s’agisse de logements nouvellement construits ou de ceux qui se libèrent – répond réellement aux besoins des ménages aux prises avec la crise du logement.

Le concept du filtrage est mis de l’avant non seulement par des promoteurs comme M. Varadi, du projet Skyla (cité dans l’article de Bergeron), mais aussi par de nombreux économistes, notamment ceux de la SCHL et d’analystes comme Jean-Philippe Meloche, qui, selon l’article de Mercure, semble applaudir cette théorie sans réserve.

Elle soutient que, même si les logements neufs s’adressent aux ménages aisés, ceux-ci libéreraient des logements intermédiaires, accessibles à des ménages à revenus plus modestes, générant une chaîne de mobilité vers le bas. J’ai remis en question cette logique à quelques reprises ces derniers mois, et on me répond souvent que les crises du passé se sont résorbées grâce à une plus grande offre favorisant la mobilité résidentielle.

Mais ce qui mérite d’être interrogé aujourd’hui, ce n’est pas tant la mobilité résidentielle en soi et une plus grande offre générale, que le fait que les logements libérés sont, dans le contexte actuel, aussi inabordables que les logements neufs pour les ménages des autres couches de la population. De plus, l’offre du secteur privé en nouvelles constructions des décennies passées, couvrait un spectre plus large de besoins, bien que les ménages les plus vulnérables aient toujours été mal desservis – surtout lors des périodes de désengagement dans le financement du logement social.

L’augmentation moyenne des loyers dépasse largement celle des revenus. C’est une catastrophe, surtout quand on sait que les dépenses de logement ne devraient pas dépasser 30 % du revenu d’un ménage, selon la SCHL. À Montréal, les loyers ont grimpé en moyenne de 71% en 6 ans seulement (2019-2025), et cette statistique inclut tous les logements locatifs, qu’ils soient vacants, récemment loués ou habités de longue date.

On peut saluer l’initiative des dernières années de la SCHL, qui publie désormais la variation des loyers lors des changements de locataires. Cette donnée est cruciale, car elle reflète la réalité à laquelle font face les ménages contraints à déménager à cause d’une éviction, d’une reprise ou d’un changement de situation.  Dans le rapport de décembre dernier de la SCHL sur le logement locatif, la SCHL indique que, pour le Canada, les loyers des logements ayant changé de locataire ont augmenté au cours de l’année de 23,5 % contre seulement 5,7 % pour ceux restés occupés par le même ménage. À Montréal, c’est 18,7 % contre 4,7 %. Faut-il y voir un échec du Tribunal administratif du logement à remplir sa mission de protection des locataires et de contrôle des loyers ?

Il serait aussi pertinent d’examiner l’écart de prix entre les logements nouvellement construits et les logements vacants. Est-ce que cet écart ne serait pas en train de s’amenuiser, par rapport aux décennies passées ? La transformation du modèle économique de l’immobilier résidentiel mériterait également une analyse plus approfondie en lien avec le potentiel du succès ou d’échec du concept de filtrage. 

La crise actuelle est-elle vraiment comparable à celles du passé ? Avant de répéter sans cesse que le filtrage est la solution, ne faudrait-il pas identifier les causes réelles de la crise, qui semble aujourd’hui davantage structurelle que conjoncturelle ?

Autrefois, les promoteurs répondaient à un éventail plus large de besoins résidentiels. Bien que les plus pauvres aient été négligés, les classes moyennes trouvaient une certaine place. Était-ce parce que les promoteurs avaient un intérêt économique, nonobstant  les rendements à court terme offerts par d’autres types d’investissements ? Cette réalité a-t-elle changé ? Pourquoi ?

La réponse réside possiblement dans le nouveau modèle économique qu’est la financiarisation de l’immobilier. Où le développement est de plus en plus concentré entre les mains de grands promoteurs, alliés à des fonds d’investissement ou autres acteurs d’investissement cherchant un rendement rapide. Cela favorise la construction de logements plus luxueux ou de segments à forte rentabilité, comme le micro-logement, mais qui ne répondent pas aux besoins de la majorité des ménages.

Dans ce contexte, l’immobilier devient donc un simple produit de placement et de moins en moins un investissement sur du long terme, un peu comme les actions en bourse. Julia Posca et Guillaume Hébert de l’IRIS invités au micro de l’émission « À la Croisée des toits », sur CIBL, le 3 avril 2024, mentionnent qu’avant 2000, la financiarisation était quasi absente du secteur résidentiel. Aujourd’hui, elle représenterait 20% du marché locatif, un niveau assez élevé pour influencer les hausses de prix, tant à l’achat qu’à la location de tout le secteur de l’immobilier. 

Dans le secteur multi-résidentiel existant, la spéculation est aussi très présente, avec ou sans rénovations majeures. Les règles du TAL – Tribunal administratif du logement -, trop permissives, permettent des hausses de loyers ancrées sur les prix du marché. Résultat : de nouveaux investisseurs, motivés par la rentabilité rapide, acquièrent des immeubles, entraînant une instabilité résidentielle généralisée – autrefois réservée aux ménages les plus précaires.

Aujourd’hui, l’inquiétude du ménage locataire moyen est palpable. Que va-t-il advenir de son logement si le propriétaire vend ? La peur de perdre son toit ne touche plus seulement les plus vulnérables. C’est là que le mythe du filtrage s’effondre : les logements libérés deviennent inabordables dès qu’ils se libèrent. Le nouveau contexte réduirait donc considérablement la portée de cette théorie. Nous ne sommes plus dans une crise conjoncturelle : c’est une transformation structurelle de l’habitation que nous vivons.

Le projet Skyla de M. Varadi en est un symbole. Avec ses logements à 3740 $ par mois pour un 4½, il exclut 80 % des ménages. Même s’il s’agit d’un cas extrême, il reflète une tendance: celle d’un modèle de financement qui privilégie le rendement rapide, au détriment des besoins réels.

Dans le passé il a été abondamment question des obstacles à la construction : coûts de matériaux, taux d’intérêt, lenteur des permis, redevances… Mais, il serait peut-être temps de s’attaquer à l’éléphant dans la pièce : un secteur de l’habitation de plus en plus tourné vers la finance, qui délaisse sa fonction première, soit celui d’offrir un logement abordable, adéquat et stable pour toute la population.

10 juillet 2025

Richard Ryan

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Auteur : Richard Ryan

Consultant en habitation abordable

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